A chaque fois qu’un homme de ma famille maternelle s’approchait du frigo, il se faisait asséner cette phrase sur un ton mi-agacé, mi-ironique : « bend your knees » – en version originale. Cette blague s’est transmise de génération en génération, de ma grand-mère à ma sœur et moi, en passant par ma mère et ma tante. Toutes semblaient y ajouter leur petit grain de sel pour la ressortir à leur mari.
Généralement venu dans l’antre frigorifique pour chercher autre chose que sa bière/son saucisson, l’homme de la situation se retrouve seul face à un terrain inconnu. Impossible d’y trouver quoi que ce soit tant qu’il n’aura pas plié les genoux. C’est alors qu’apparaitra, comme par magie, le dessert au chocolat caché derrière la boite de douze œufs. Assises à la table de la cuisine, ma sœur, ma mère et moi le regardaient avec un œil inquisiteur. Allait-il réussir à mettre la main sur ce qu’il convoitait sans sortir les fusées de détresse pour demander de l’aide à la patronne de l’organisation du frigo – ma mère ?
Mais il ne faut pas s’imaginer que mon père était le seul à devoir plier les genoux devant le frigo ; avec ma sœur il y avait bien eu des moments où l’on avait entendu fuser cette phrase à travers la pièce. Ce n’était donc pas qu’un simple problème qui touchait les hommes de ma famille. C’était autre chose.
Avant qu’Emma mette un mot – et surtout des dessins – sur ce qu’était la charge mentale, on en riait de ces hommes qui ne trouvaient jamais rien dans le frigo. C’était quand même dingue que Mère Nature alliait aussi souvent le fait d’avoir une paire de seins avec la très bonne capacité à trouver les choses. Le désarroi sur le visage des hommes de ma famille devenait le reflet du manque d’implication dans la vie familiale et surtout dans les tâches ménagères. C’était parfois la même chose pour ma sœur et moi, lorsque nous étions dans notre période d’ados rebelles, puisque ma mère partait seule vadrouiller dans les rayons du supermarché. Seule pour faire les courses, elle l’était aussi pour les ranger et donc gérer le stock, les repas, et toute la logistique d’une petite famille de quatre personnes. Le frigo devenait donc son terrain ; tout comme la table à repasser, le rangement des papiers concernant les enfants, les visites chez la vétérinaire pour les chats, la disparition de la vaisselle dans l’évier et l’apparition des repas sur la table… L’organisation de la maison entière reposait sur elle, qui devenait alors cheffe des plus hauts savoirs de la demeure : la localisation de chaque chose ; le (non oubli) des rendez-vous chez le médecin, chez le dentiste, chez le coiffeur, avec les prof·fe·s, le maniement de la machine à laver et donc des fringues toujours propres … la liste est (presque) sans fin.
Mais aujourd’hui, quand je repense à cette petite blague qui oscille entre moquerie et désespoir, je me rends compte qu’elle représente bien plus qu’une simple boutade féminine. Devenue une vraie « private joke » que l’on ressort avant même qu’un homme de notre famille touche à la poignée du frigo, elle est le point culminant de l’iceberg.
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