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Alors que cette 15e édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon joue la carte de la (quasi) parité en invitant presque autant d’artistes femmes que d’artistes hommes, et que le nombre d’expositions qui se clament féministes ne cesse d’augmenter ; il est nécessaire de se poser la question de savoir ce qu’est exactement une oeuvre féministe. Puisque le féminisme est concrètement un ensemble de mouvements qui ont pour but d’atteindre l’égalité femmes-hommes, tant sur le plan politique, économique que sur le plan social et culturel, il est intéressant de voir comment ces idées sont défendues et mises en œuvre dans les pratiques artistiques.
Ainsi, cette réflexion s’appuie sur un panel de quatre grandes expositions. La première, Elles@pompidou datant de 2009, peut se concevoir comme étant une des premières à remettre en question l’art comme produit exclusif d’artistes masculins. Cette pensée se fonde aussi sur les expositions Women House qui a eu lieu à la Monnaie de Paris (10/17-01/18), Mademoiselle au Centre Régional d’Art Contemporain d’Occitanie à Sète (07/18-01/19) et Créatrices – L’émancipation par l’art au Musée des Beaux-Arts de Rennes ( 06/19-09/19). Bien évidemment cette liste est non exhaustive et rend compte d’un choix de questionner ces trois dernières expositions qui se proclament explicitement comme étant féministes. À défaut de trouver la mention dans le titre, ce terme revient sans cesse dans l’intention voulue de la part du commissariat artistique, et dans le dossier de presse. De plus, il semble pertinent d’aborder des expositions temporellement proches de nous afin de voir quelle conception le mot « féministe » peut revêtir dans notre contexte actuel. L’exposition au Centre Pompidou, elles@pompidou devient alors un point de repère temporel nécessaire à la comparaison afin de voir les changements qu’il y a eu depuis dix ans. Se qualifiant de « ni féminin, ni féministe », cette exposition met pourtant en avant le travail d’artistes femmes, évinçant l’invisibilisation décriée par les féministes des années 1970. Pensée comme féministe par certaines réceptions critiques, l’est-elle pour autant ?
C’est à partir des années 1960-1970 que se développe aux États-Unis un art qui se présente explicitement comme féministe et qui dénonce l’invisibilisation des artistes femmes, les stéréotypes, les violences sexistes et sexuelles à l’égard du genre féminin, et surtout, l’oppression du patriarcat. Des artistes telles que Judy Chicago ou Miriam Shapiro deviennent les figures de proue d’œuvres qui prônent la libération sexuelle et l’établissement des droits des femmes, mais aussi l’affranchissement de la sexualité et du corps féminin. Cependant, cet art est assez essentialisant car il se base sur une expérience féminine qui produirait un art différent de celui des hommes. Mais aujourd’hui, dans un contexte où les enjeux égalitaires et les études de genre prennent de plus en plus d’importance ; qu’est-ce que l’on peut nommer une œuvre d’art féministe ? Est-ce un art réalisé uniquement par des femmes qui serait donc intrinsèquement féministe ? Ou est-ce un art exclusivement militant et donc pensé comme étant politique, car l’intime devient public ?
Andrea Giunta, historienne de l’art argentine, identifie quatre cas où l’on peut discerner le lien entre art et féminisme : les féministes qui font un art féministe, des artistes femmes qui explorent et jouent avec un art « féminin », des artistes qui ne s’identifient ni comme féministes ou femmes car elles sont artistes avant tout, et celles qui ne rentrent pas dans les cases d’un art que l’on peut penser comme « féminin ». ((TEALDI Romina sur Andrea Giunta, Feminismo y Arte Latinoamericano. Historias de Artistas que Emanciparon el Cuerpo. Revue Otros Logos)). Il sera question, ici, d’aborder, à travers ces quatre expositions, les critères qui permettent de nommer une œuvre de féministe, et d’essayer de voir si les expositions qui se proclament comme telles le sont réellement.
Un art réalisé seulement par des femmes ?
Tout d’abord, on ne peut passer à côté du fait que ces quatre expositions ne présentent que le travail d’artistes femmes. Elles@centrepompidou est la première à mettre en place cette mise en avant d’artistes femmes en sortant de leurs collections deux cent artistes et plus de cinq cent œuvres. L’art n’est pas simplement le produit d’artistes masculins. Cependant, en 2009, on voit que cette ambition est encore timide : aucun nom d’artiste femme ne figure sur la brochure. Montrer ces artistes, pour certaines très contemporaines, répond à une des revendications des artistes féministes des années 1970, à savoir celle de mettre en avant les artistes femmes afin de combattre leur invisibilisation. Mais comme l’explique Nochlin, il n’y pas eu de grands artistes femmes, ((NOCHLIN Linda, « Pourquoi il n’y a pas eu de grands artistes femmes », in Femmes, art et pouvoir, 1993)), comment donc les « ressortir » pour contrer le monopole masculin ? Derrière cet essai au titre provocateur se cachent en réalité des raisons sociétales mais aussi matérielles qui expliquent pourquoi les artistes femmes ne peuvent être appréciées au même titre que les « grands artistes » masculins. Par exemple, elles n’ont accès à l’école des Beaux-Arts seulement en 1896, sans pour autant pouvoir assister aux cours de nu. Cela s’explique aussi par les conceptions genrées que l’on a dans le domaine artistique. Ainsi, le « génie artistique » est pensé comme étant incarné par un homme blanc, touché par la grâce divine d’un talent exceptionnel. Cela oblitère totalement les conditions d’apprentissage des techniques, et donc les conditions matérielles qui permettent sa reconnaissance. Elles@centrepompidou est innovatrice dans sa politique d’une remise en question de l’art comme hégémonie masculine, sans pour autant s’affirmer féministe.
Néanmoins, présenter uniquement des œuvres d’artistes femmes, peut être pensé, à première vue, comme étant féministe en lui-même. L’œuvre d’une femme paraît revêtir une dimension politique et dénonciatrice par le fait même qu’elle ne s’inscrit pas dans une production « neutre », c’est à dire dans un art fait par un homme blanc et hétérosexuel. Car l’art des hommes n’est jamais analysé au travers du prisme de leur genre, tandis que les artistes femmes voient leur art ramené sans cesse à cela. Le féminisme est alors pensé comme étant intrinsèque au genre des artistes femmes. Mademoiselle amplifie le plus ce phénomène, où le dossier de presse révèle incompréhensions et imprécisions quant à ce que pourrait être un art féministe aujourd’hui. Ainsi, comme le souligne la commissaire Tara Londi, le titre fait référence « à l’interdiction récente du titre ‘Mademoiselle’ et s’inspir[e] de l’actuel intérêt pour les droits des femmes – connu sous le phénomène #Metoo » et « l’exposition entend montrer l’héritage, l’évolution et la diversification des stratégies et des théories féministes » ((LONDI Tara, Mademoiselle, dossier de presse de l’exposition, p.1)). Les trente-sept artistes de l’exposition semblent être considérées plutôt comme des femmes avant d’être des artistes. Ici le parcours artistique ressemble plus à un balayage de ce qu’il se fait dans la sphère artistique qu’à un discours militant. Certaines œuvres sont clairement politiques et dénonciatrices alors que d’autres, comme Sister Unit on Fly d’Anna Uddenberge, n’ont pas, à première vue, la dimension subversive visible d’une remise en question du système patriarcal. Est-ce alors les simples intentions mises derrière les œuvres qui permettent de dire qu’elles sont féministes ? Exposer seulement des artistes femmes permet de montrer la différence de traitement avec l’art des hommes. Les expositions qui montrent seulement leur art, dans des thématiques qui questionneraient des sujets pensés comme « masculins » sont rares. Cela n’existe pas, ou peu, car leur création s’inscrit dans la neutralité et l’objectivité. Si l’on reprend le thème des quatre expositions susmentionnées pour en inverser les thématiques ; devenant alors l’art créé par les hommes, l’espace extérieur au foyer, les privilèges acquis grâce au patriarcat et l’épanouissement – et non l’émancipation – par l’art ; on se rend compte que les artistes femmes sont toujours exposées dans une idée qu’elles sont « les Autres ». Leurs expériences quotidiennes sont différentes et deviennent le point de départ de leur création.
Un art reflet d’une expérience « féminine » ?
Women House et Mademoiselle exhibent fièrement cet art comme reflet d’expériences « féminines ». Intérieur domestique et enfermement pour la première, réflexion sur la féminité et les clichés pour la deuxième, les œuvres montrées ici ne s’inscrivent pas dans ce que l’on peut penser comme étant un art « féminin » : doux, avec des thèmes tels que les natures mortes ou la maternité. Jouant avec les stéréotypes, les incarnant parfois, les renversant souvent, ces artistes femmes ne produisent pas pour autant toutes un art féministe. C’est dans les salles de Women House que l’on peut discerner le plus de réflexions de cet ordre-là. En réinvestissant un espace pensé comme féminin, ces artistes questionnent les stéréotypes genrés qu’on y associe. Explicitement féministe par le titre qui fait référence à l’exposition organisée en 1972, Womanhouse, par J. Chicago et M. Shapiro, elle se décline en huit sections qui permettent de mettre en avant la parodie des stéréotypes de la vie au foyer avec les tâches domestiques, l’isolement, ou encore le corps des femmes comme femmes-maisons. Que ce soit Penny Slinger et ses maisons de poupées à l’intérieur cauchemardesque ou bien les photographies d’Helena Almeida où des mains s’accrochent à des barreaux, cette exposition exhibe l’idée développée par les féministes des années 1970 que l’intime est politique. Le féminisme se niche ici dans l’idée d’une réappropriation de cela et de ses stéréotypes à une fin dénonciatrice. Mais est-ce vraiment le détournement de ces normes genrées féminines qui permet de s’en libérer ? N’est-ce pas plutôt les perpétuer en les rendant toujours visibles ?
Comme le dit Lucy Lippard : « l’art féministe n’est ni un style, ni un mouvement mais bien un style de valeurs, une démarche révolutionnaire, un mode de vie. » ((RECKITT Helena, PHELAN Peggy, Art et féminisme, p.20)) Est-ce pour cela que l’art que l’on proclame comme féministe – à première vue et à la simple appréciation esthétique – est celui qui met en oeuvres l’expérience de la condition féminine dans le système patriarcal ? Vulve, seins ; le corps semble devenir le vecteur principal pour dénoncer, comme on le voit par exemple avec l’œuvre Mother Milk de Nevine Mahmoud en plein milieu de la première salle de Mademoiselle.Ce sein géant, comme une simple tétine, est le reflet du regard masculin sexualisant. Ce corps féminin n’est plus simplement nu, lascif et muse sous le pinceau de l’artiste mais devient actif en sortant des stéréotypes créés par des artistes masculins. Le féminisme de ces œuvres réside dans ce pas de côté d’une culture façonnée par les hommes. Marjorie Kramer explique notamment que les peintures féministes sont tout simplement celles qui ne dégradent ou n’exploitent pas les femmes ((KRAMER Marjorie, “Some Thoughts on Feminist Art” (1971) in Feminist-art-theory, ROBINSON Hilary (dir.), 2001, p.292)) On pourrait penser que cela est assez simple et naïf, pourtant notre regard est accoutumé à ce « male gaze » où la femme est un simple objet de désir sexuel, et il est parfois difficile d’en prendre conscience. Une peintre telle qu’Alexandra Rubinstein, renverse ce regard qui réifie le corps féminin pour le porter sur le corps masculin. Il devient objet du désir, sensuel et attirant aux spectateur·rices qui pourront se trouver face à la toile. L’inversion peut choquer, et c’est en cela que l’on peut qualifier une œuvre de féministe : elle dérange car elle ne s’inscrit pas dans les habitudes artistiques fabriquées par les artistes masculins. C’est pour cela que Marjorie Kramer explique que les œuvres féministes doivent être figuratives. Elle explique que : « l’abstraction peut communiquer, mais seulement des idées telles que le pouvoir, la violence, un sens du mouvement […]. L’art féministe touche les gens, surtout les femmes, avec une vérité de communication. » ((Ibid, p.293)). Un art féministe serait donc celui qui s’inscrit dans un contexte social mais aussi politique en montrant et dénonçant un quotidien d’expériences où les femmes sont une minorité au sens politique du terme.
Permettant non seulement la dénonciation du patriarcat et la remise en question du regard masculin comme « neutralité », une production peut être considérée comme féministe dans le sens où elle permet aux artistes femmes de s’émanciper.
L’art comme moyen d’émancipation ?
Ainsi, Créatrices au Musée des Beaux-Arts de Rennes, se différencie des trois autres expositions dans le sens où elle ne veut pas montrer exclusivement des œuvres aux messages féministes. Ici c’est le processus de création qui a pu permettre la reconnaissance et l’émancipation de ces artistes qui est mis en avant. Cette exposition à Rennes nous présentait quatre-vingt artistes femmes dont certains noms ne peuvent être inconnus : Louise Bourgeois, Niki de Saint Phalle, ou Annette Messager ; pour ne citer qu’elles. La première, qui a la plus haute cotte pour une artiste femme avec son œuvre Maman, ne s’est jamais promulguée féministe. Pourtant son art est souvent nommé comme tel, et a inspiré de nombreuses féministes à sa suite car il joue avec les frontières entre le masculin et le féminin. Il brouille les pistes de ce que l’on considère comme étant un « art féminin » et de ce que devrait créer une femme. Le Musée des Beaux-Arts de Rennes met l’accent sur la question de la libération de la condition féminine qui brave les interdits en créant un parcours qui commence dès le Moyen-Âge. Par leurs œuvres qui questionnent la société mais surtout grâce à leur renommée, ces artistes réussissent à questionner le monopole des artistes hommes dans la culture. Et c’est là le principal facteur qui fait que l’on peut nommer une œuvre de féministe. Pour autant, malgré la renommée de certaines artistes, on ne peut s’empêcher, comme pour Elles@centrepompidou, de remarquer que le travail des artistes femmes est en quelque sorte mis sur une autre échelle de valeur dans son appréciation. Elles se sont émancipées, et en cela l’exposition montre une facette féministe, pourtant leur travail reste toujours moins présent dans les musées et le sexisme est persistant dans le monde de l’art.
Un art féministe qui doit remettre en question la discipline artistique et l’histoire de l’art
Au vu de ce que l’on vient de mentionner, Mademoiselle, nous paraît être à côté du féminisme dans la création, méconnaissant les enjeux sous-jacents. Tout comme Elles@centrepompidou, elle permet plutôt d’appréhender une actualité artistique où les artistes femmes sont les principales protagonistes. Tandis que l’exposition du centre Pompidou n’ose s’afficher comme étant féministe, et elle ne l’est d’ailleurs pas entièrement puisque certaines artistes ne s’inscrivent pas dans un travail réellement politique, Mademoiselle investit les stéréotypes genrés au risque de s’y perdre dedans. Comme le fait remarquer M. Rosler, on ne peut dire d’une œuvre faite par une femme qu’elle est politique, et donc féministe, seulement grâce au genre de l’artiste alors que l’œuvre en elle-même ressemble à ce qu’il se fait habituellement et qu’elle conteste peu l’ordre établi. ((ROSLER Martha, “Well, is the Personal Political ? “ (1980), in Feminist-art-theory, ROBINSON Hilary (dir.), 2001, p.96))
Mais l’art féministe ne doit pas être considéré comme une branche en marge de l’histoire de l’art. Les deux doivent se mêler afin de façonner au mieux la discipline pour remettre en question l’hégémonie masculine qui y règne. Une œuvre féministe l’est par les intentions mises derrière mais pas seulement car l’apposition est possible à postériori, comme on l’a vu avec Louise Bourgeois. Non seulement l’art féministe doit proposer de nouveaux modèles féminins, en sortant du « male gaze », mais il doit surtout prendre en compte les minorités. D’un art féministe découle une conception féministe de l’histoire de l’art. La distinction entre arts « majeurs » et arts « mineurs » – qui comprend notamment des pratiques dites féminines – , mais aussi la conception genrée de ce qu’est le génie artistique, doivent être revues. La perception face aux œuvres se base en partie sur des stéréotypes de genre, comme le démontre Siri Hustvedt dans Un monde flamboyant avec son personnage Harriet Burden. Artiste méconnue et femme de galeriste, elle met en place un stratagème afin d’exposer ses œuvres sous trois « masques » masculins afin de mettre au jour les stéréotypes sexistes inconscients, ou non, qui entourent la création. Cette ruse ne produit pas des œuvres que l’on peut considérer comme étant féministes en tant que telles, mais revêt l’aspect d’une performance féministe. Car comme elle le dit si bien :
[…].Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles (inodores, bien entendu). Verge et burettes n’ont nul besoin d’être réelles. Oh, non, la seule idée qu’elles existent suffira à aiguillonner favorablement la foule dans le sens d’une appréciation plus favorable.[…]. ((HUSTVEDT Siri, Un monde flamboyant, 2014 ,trad. LABOEUF Christine. Ici, Harriet Burden dans sa lettre à Richard Brickman, rédacteur de The Open Eye, revue d’études interdisciplinaires sur l’art et la perception, automne 2003. P. 338-339))
Une œuvre féministe est alors celle qui met à mal notre histoire de l’art façonnée par des hommes ; une œuvre qui dérange car elle exhibe aux yeux de tou·te·s les rouages patriarcaux systémiques de notre système ; une œuvre qui n’exploite ou ne dénigre pas les femmes ; une œuvre qui propose de nouveaux modèles non oppressifs, pour toutes les minorités et les hommes aussi, tout simplement.
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